Un fossé qui ne cesse de s’accroître entre les décideurs et la société civile…
Face à une situation perçue comme dangereuse, (in)habituelle ou (in)connue, les citoyens attendent une réaction de la part des services de l’État. Un événement causant des dommages (si minimes soient-ils) doit faire l’objet d’une alerte, ne serait-ce que pour être informé de la situation. Or, du côté des décideurs, l’alerte doit être engagée uniquement quand la situation est ingérable et/ou quand les ressources dont ils disposent sont dépassées par rapport aux enjeux à protéger (ORSEC, 2013). Il faut aussi que l’existence du danger soit prouvée, ce qui induit des vérifications sur le terrain, l’attente d’informations, et donc une absence d’alerte. Le refus d’alerter peut aussi venir de la familiarité du phénomène (Vaughan, 2001), de la priorisation des autres actions à mener en cas d’urgence ou de la crainte de la judiciarisation (Douvinet, 2018 ; Maguet, 2022), une alerte pouvant être pénalement jugée, ou déclarée comme « mauvaise » après l’événement. Ce constat fait écho au concept de risque « scélérat », en référence aux travaux de Dedieu (2009), qui a décrit comment des entreprises dissimulaient des informations pour ne pas donner l’alarme, et ne pas faire chuter les cours en bourse. Les autorités peuvent aussi avoir des informations partielles, ou être submergées de messages, et donc décider d’attendre pour avoir de plus amples données à transmettre. S’ajoute à cela les difficultés de détecter les « signaux faibles » le plus vite possible, définis comme « une information de faible intensité qui est annonciatrice d’une tendance ou d’un événement bien plus important » (Ansoff, 1975). Les gestionnaires ont ainsi tendance à délaisser l’alerte, pour gérer la crise et ses incertitudes. Or, pour les citoyens, l’absence d’alerte devient de plus en plus inaudible et incompréhensible, et la séparation entre l’alerte et l’information n’est plus justifiée.
La mise en sécurité n’est pas innée : elle s’acquière et se pratique !
D’un autre côté, la presse fustigent certains individus pour leurs « mauvais » comportements (à l’image des victimes qui sont allées « récupérer leurs voitures » durant les crues rapides du 3 octobre 2015 aux alentours de Cannes) et les décideurs considèrent que les citoyens méconnaissent les consignes. Or, la mise en sécurité n’est pas innée ! Compte tenu de la nature anxiogène d’une alerte, les individus sont confrontés à des difficultés dans l’analyse de la situation, qui se répercutent sur leur prise de décision, et plusieurs biais cognitifs et perceptifs interagissent en situation réelle. Des individus vont poursuivre leurs activités car ils ne perçoivent pas le danger (Weiss et al., 2011), ou considèrent que les conséquences (se confiner, reporter un déplacement) seront plus dramatiques que le risque lui-même (Gisclard, 2017), quitte à privilégier leur attachement au cadre de vie, au lieu ou à la famille (Provitolo et al., 2021). Pour des parents, il est par exemple inconcevable de ne « pas aller chercher les enfants à l’école », soit par manque de confiance envers les institutions, soit parce que ce comportement serait socialement inacceptable pour leur entourage (Ruin et al., 2007). Dans tous les cas, les connaissances imparfaites (ou partielles) et les croyances (ou les perceptions) induisent des biais (« mon rôle est de veiller sur mon enfant et je vais aller le chercher s’il est en train de se noyer, même si je ne sais pas nager »). L’alerte de demain doit alors être un levier pour induire des réflexes, ancrer nos croyances en l’efficacité des comportements (de soi et de son entourage), et stimuler nos capacités à les mettre en œuvre. Et dans le contexte actuel, avec des risques incertains et inconnus, il faut que nous nous aidions, mutuellement, pour faire face à l’avenir de façon pragmatique !
Repositionner les savoirs citoyens au cœur du processus d’alerte
La culture de l’alerte peut se définir comme un partage de connaissances sur les risques, les territoires où ils se produisent, les consignes afférentes et les outils d’alerte existants, avec l’ensemble des acteurs (élus, associations, citoyens dans toute leur diversité). Les actions dans ce domaine sont foisonnantes (pièces de théâtre, jeux d’impro, animations 2D, 3D, Escape Game, conférences-débats, DICRIM Jeunes par exemple). L’association AFCPNT ou la Fondation MAIF poursuivent justement des missions dans ce domaine : informer, expliquer, et accompagner les acteurs locaux dans la mise en action. Mais la culture de l’alerte ne doit pas se limiter à la production de savoirs, constat partagé par les chercheurs et les acteurs de la société civile. Cette culture doit aussi inclure des apprentissages, ce qui revient à organiser des mises en situation réelles avec les citoyens, dès leur plus jeune âge et tout au long de leur vie, sans être contraint par les logiques opérationnelles et organisationnelles. L’alerte de demain doit aussi aboutir à des référentiels et des habitus, pour que les citoyens réagissent en déployant une rationalité sur laquelle ils vont s’appuyer pour agir en situation stressante (Rancière, 2005). Il faut aussi réinstaurer des liens de confiance entre les décideurs (les maires ou les préfets) et les citoyens, pour progressivement monter en compétences et faire face aux dimensions multifactorielles d’un danger ou d’une menace. Si l’on continue à déployer des outils techniques sans s’assurer de leur appropriation, les décideurs auront à disposition de formidables moyens (comme la plateforme d’alerte multicanale FR-Alert, qui fonctionne techniquement depuis juin 2022), mais qui seront inefficaces car totalement incompris de la population. Si l’on s’évertue à imposer les outils, on va reproduire le schéma existant, résumé trivialement de la façon suivante : « je vous alerte, donc appliquez les consignes ! ».
Positionner la recherche au centre de la médiation
L’accompagnement des autorités en France (depuis 2019) nous a conduit à avoir, dans un premier temps, une position d’expertise. Les questions pour lesquelles notre expertise a été requise sont des questions « vives », soit parce que les autorités ne disposaient pas de références claires, soit parce que celles-ci donnaient lieu à des conflits d’interprétation en raison de leur caractère incertain. A titre d’exemple, nous avons contribué à structurer les messages à envoyer sur les téléphones portables, ou à créer une matrice aléas/outils, montrant qu’en fonction des situations en jeu, un ou plusieurs outils pouvaient être activés. Évoluant dans un monde en tension, notamment du côté des décisionnaires, nous sommes restés fidèles à des principes fondateurs de la recherche : toujours faire preuve d’impartialité (fonder les arguments sur des faits établis), créer tout en cherchant la reproductibilité (pour rester dans une démarche scientifique), et évoquer sans fard toutes les sources d’incertitudes. Dans un second temps, et de manière plus récente, nos travaux de recherche ont dérivé vers une position de médiation. Ayant une dimension plus englobante que l’expertise, la médiation a pour but de remettre la science au cœur des débats sociétaux. Une fois introduite en société, cette science peut se développer, être de plus en plus comprise et se transmettre plus facilement. Les collaborations avec différents services du Ministère de l’Intérieur nous ont permis d’améliorer nos connaissances sur des aspects techniques, juridiques et opérationnels, et de nouveaux questionnements scientifiques ont émergé. Nous avons observé par exemple que la précision spatiale de la diffusion cellulaire était relativement faible, car la diffusion du message, par onde radio, dépasse la zone d’alerte initialement retenue. Ce constat a fait émerger le besoin de quantifier et de spatialiser une telle imprécision, dans différents contextes, en lien avec les opérateurs de téléphonie mobile, qui trouvent à leur tour un intérêt dans les approches que nous menons. Les temporalités de diffusion des messages et la procédure qui encadre l’usage de FR-Alert questionne aussi sur de nouveaux aspects. Faut-il diffuser un premier message d’informations de mise en vigilance, puis indiquer des consignes dans un second message, d’alerte cette fois-ci, pour graduer le temps de l’action ? Si c’est le cas, quels sont les délais pour le faire et pour quels événements pourrait-on le faire ? Faut-il aussi ouvrir l’usage de FR-Alert à l’ensemble des maires (et donc les former) ainsi qu’aux prévisionnistes (Météo-France, CENALT pour le risque tsunami, etc.) ? En définitive, FR-Alert est une innovation technique et elle pourrait bien induire un bouleversement organisationnel, social et spatial, de la gestion l’alerte en France, ce qui est très stimulant d’un point de vue scientifique, mais à condition d’inclure les besoins des cibles finales, les citoyens.
Questions de recherche
Voulant explicitement répondre aux défis précédemment exposés, tout en adoptant une démarche innovante (partir des citoyens), 6 questions ont été retenues par le consortium :
Q1. Quelles informations (tant sur le fond que sur la forme) veulent avoir les citoyens en cas d’alerte ?
Q2. Doit-on cibler l’alerte par type de population et/ou faut-il réfléchir par catégorie de connaissances, de réactions, de comportements ? (et si oui, dans ce cas, comment faire ?)
Q3. Comment faire pour que les citoyens apprennent, sur eux-mêmes et sur leur entourage ?
Q4. Les attentes des citoyens évoluent-elles en conditions réelles, et si oui, comment les observer ?
Q5. Quels savoirs communs transmettre, notamment aux vecteurs d’alerte et d’information ?
Q6. Comment valoriser l’implication des citoyens sur la durée de ce projet de recherche (24 mois) ?
Hypothèses de recherche
Trois hypothèses (H) ont été posées, pour répondre aux six questions (Q) précédentes :
H1. (Q1., Q2.). La culture de l’alerte doit être élaborée, par et avec la société, dans toute sa diversité. L’alerte est souvent étudiée sous un angle réglementaire ou technique, sans une réelle prise en compte de la population, autrement que comme des cibles à atteindre (Creton-Cazanave, 2010 ; Vogel, 2017). Or, l’alerte doit intégrer des dimensions humaines, sociales et territoriales. La participation citoyenne est donc indispensable pour infirmer ou non l’hypothèse H1, quitte à ce que les savoirs produits avec les citoyens remettent en cause les connaissances scientifiques et opérationnelles déjà acquises.
H2. (Q3., Q4.). C’est en expérimentant l’alerte que l’on apprend sur soi-même et sur les autres. H2 se place dans la lignée du “Learning by Doing”, postulant que des personnes assimilent plus efficacement quand elles doivent agir pour répondre à des problèmes concrets, et donc lors de mises en conditions réelles. Selon Glassner (2006) et Bellet (2013), un apprenant intègre 10% de ce qu’il lit, 20% de ce qu’il entend et 30% de ce qu’il voit, mais jusqu’à 70% de ce qu’il partage, et 80% de ce qu’il expérimente.
H3. (Q5., Q6.). Les citoyens resteront le « maillon faible » tant qu’on ne les accompagnera pas. Pour y remédier, on postule que des citoyens engagés (investis dans le milieu associatif ou dans le domaine de la sécurité civile) peuvent jouer ce rôle d’accompagnateurs. Ces sachants, expérimentés et formés, seraient ensuite les relais de la culture de l’alerte, transmettant leurs savoirs à d’autres citoyens, pour in fine ancrer une démarche proactive dans les territoires et sur la longue durée (Gisclard, 2020).